La France exterminée n’aura presque aucun défenseur. Relire alors l’Anglaise lucide de Taine qui dénonçait la soumission festive du froncé de souche pendant la Grande Terreur : « Quoique les Français subissent ce despotisme sans oser en murmurer ouvertement, on voit beaucoup de chuchotements mélancoliques et de petits mouvements d’épaules significatifs. Le mécontentement politique a même un langage approprié qui, quoique peu explicite, n’en est pas moins parfaitement compris… Cependant leur courage s’évapore en conversations ; ils avouent que leur pays est perdu, qu’ils sont gouvernés par des brigands ; puis ils rentrent chez eux et cachent tous leurs objets précieux qui sont encore exposés. Cela fait, ils reçoivent avec une complaisance obséquieuse la prochaine visite domiciliaire. La masse du peuple, quoique aussi peu énergique, est plus obstinée et naturellement moins traitable. Mais quoiqu’ils murmurent et usent de délais, ils ne résistent pas, et tout se termine généralement par leur soumission implicite. »

Best of de cette dame héroïque :

« Au lieu d’imposer sa douleur à la société, un Français est toujours prêt à accepter des consolations et à se joindre aux divertissements. Si vous lui racontez que vous avez perdu votre femme ou vos parents, il vous dit froidement : “Il faut vous consoler” – et s’il vous voit atteint d’une maladie : “Il faut prendre patience.” – Lorsque vous leur dites que vous êtes ruiné, leurs traits s’allongent davantage, leurs épaules se lèvent un peu plus et c’est avec plus de commisération qu’ils répondent : “C’est bien malheureux ; mais enfin, que voulez-vous ?” Et, au même instant, ils vous racontent leur bonne fortune aux cartes ou s’extasient sur un ragoût. »

Les Français adorent leur administration, surtout si elle est oppressive :

« Les Français semblent n’avoir d’énergie que pour détruire, et ils ne s’insurgent que contre la douceur ou l’enfance. Ils se courbent devant une administration oppressive ; mais ils deviennent agités et turbulents devant un prince pacifique ou pendant une minorité. »

Les préfets, les commissaires, les experts, les décideurs, on adore ça :

« La plupart des départements sont sous la juridiction d’un de ces souverains dont l’autorité est presque illimitée. Nous avons en ce moment dans la ville deux députés qui arrêtent et emprisonnent selon leur bon plaisir. Vingt et un habitants d’Amiens ont été saisis, il y a quelques nuits, et sont encore enfermés, sans qu’on ait spécifié aucune charge contre eux.
Les grilles de la ville sont fermées; on ne permet à personne d’entrer ni de sortir sans un ordre de la municipalité, et on exige cet ordre même pour les habitants des faubourgs. Les fermiers et les paysans qui viennent à cheval sont obligés de faire noter sur leur passeport les traits et la couleur de leur bête aussi bien que les leurs. »

La presse est aussi manipulée et monocorde qu’aujourd’hui :

« Tous les journaux français sont remplis des descriptions de l’enthousiasme avec lequel les jeunes gens s’élancent aux armes à la voix de leur patrie. »

Crise financière et économique, une question d’habitude :

« La défiance contre les assignats et la rareté du pain ont fait promulguer une loi qui oblige les fermiers, sur tous les points de la république, à vendre leur blé à un certain prix, infiniment au-dessous de celui qu’ils exigeaient depuis quelques mois. La conséquence fut qu’aux marchés suivants il n’y eut aucun arrivage de blés, et maintenant les dragons sont forcés de courir la contrée pour nous préserver de la famine. »

Notre écrivain note l’impressionnant bilan :

« Dans ces douze mois, le gouvernement de la France a été renversé, son commerce est détruit, les campagnes sont dépeuplées par la conscription, le peuple est privé du pain qui le faisait vivre. On a établi un despotisme plus absolu que celui de la Turquie, les mœurs de la nation sont corrompues, son caractère moral est flétri aux yeux de toute l’Europe. Une rage de barbares a dévasté les plus beaux monuments de l’art ; tout ce qui embellit la société ou contribue à adoucir l’existence a disparu sous le règne de ces Goths modernes. Même les choses nécessaires à la vie deviennent rares et insuffisantes pour la consommation le riche est pillé et persécuté, et cependant le pauvre manque de tout. »

La dette immonde est déjà là, habitude révolutionnaire :

« Le crédit national est arrivé au dernier degré d’abaissement, et cependant on crée une dette immense qui s’accroît tous les jours; enfin l’appréhension, la méfiance et la misère sont presque universelles. Tout ceci est l’œuvre d’une bande d’aventuriers qui sont maintenant divisés contre eux-mêmes, qui s’accusent les uns les autres des crimes que le monde leur impute à tous, et qui, sentant qu’ils ne peuvent plus longtemps tromper la nation, gouvernent avec des craintes et des soupçons de tyrans. Tout est sacrifié à l’armée et à Paris ; on vole aux gens leur subsistance pour subvenir aux besoins d’une métropole inique et d’une force militaire qui les opprime et les terrorise… »

Vive les commissaires qui en profitent pour se venger :

« Tous les points de la France sont infestés par des commissaires qui disposent sans appel de la liberté et de la propriété de tout le département où ils sont envoyés… ces hommes sont délégués dans des villes où ils ont déjà résidé ; ils ont ainsi une opportunité de satisfaire leur haine personnelle contre tous ceux qui sont assez malheureux pour leur avoir déplu. »

La soumission des imbéciles est telle qu’on n’a plus besoin de les arrêter. Ils vont d’eux-mêmes à la prison. Un email, pardon, un message suffit :

« Cependant, telle est la soumission du peuple à un gouvernement qu’il abhorre, qu’on juge à peine nécessaire maintenant d’arrêter quelqu’un dans les formes. Souvent ceux dont on veut s’assurer ne reçoivent rien de plus qu’un mandat écrit, leur enjoignant de se rendre à telle prison et ils sont plus ponctuels à ce désagréable rendez-vous qu’à la visite la plus cérémonieuse ou à la plus galante assignation. On empaquette à la hâte quelques objets nécessaires, on fait ses adieux, on va à pied à la prison et on place son lit dans le coin désigné, comme si la chose était toute naturelle. »

La centralisation rêvée, la voici :

« Le comité de salut public marche rapidement à la concentration absolue du pouvoir suprême, et la Convention, qui est l’instrument de l’oppression universelle, devient elle-même un corps insignifiant, dont les membres sont peut-être moins en sûreté que ceux qu’il tyrannise. Ils cessent de discuter et même de parler. »

• https://archive.org/details/histoiredelaterr06ternuoft?view=theater
• http://www.dedefensa.org/article/rene-guenon-et-notre-civilisation-hallucinatoire
• http://classiques.uqac.ca/classiques/taine_hippolyte/sejour_en_france/sejour_en_france.html
• https://www.amazon.fr/Coq-hérétique-Autopsie-lexception-française/dp/2251441182/
• https://strategika.fr/2020/07/19/augustin-cochin-et-le-piratage-mental-des-francais-depuis-1789/

Une réflexion sur « La France exterminée n’aura presque aucun défenseur. Relire alors l’Anglaise lucide de Taine qui dénonçait la soumission festive du froncé de souche pendant la Grande Terreur : « Quoique les Français subissent ce despotisme sans oser en murmurer ouvertement, on voit beaucoup de chuchotements mélancoliques et de petits mouvements d’épaules significatifs. Le mécontentement politique a même un langage approprié qui, quoique peu explicite, n’en est pas moins parfaitement compris… Cependant leur courage s’évapore en conversations ; ils avouent que leur pays est perdu, qu’ils sont gouvernés par des brigands ; puis ils rentrent chez eux et cachent tous leurs objets précieux qui sont encore exposés. Cela fait, ils reçoivent avec une complaisance obséquieuse la prochaine visite domiciliaire. La masse du peuple, quoique aussi peu énergique, est plus obstinée et naturellement moins traitable. Mais quoiqu’ils murmurent et usent de délais, ils ne résistent pas, et tout se termine généralement par leur soumission implicite. » »

  1. http://www.fredericgrolleau.com/2019/04/hannah-arendt-la-crise-de-la-culture-tstmg-l-art-la-technique.html

    https://philitt.fr/2019/11/18/du-philistinisme-au-divertissement-hannah-arendt-et-la-crise-de-la-culture/

    Le philistinisme et le divertissement se sont tous deux développés sur un terrain pathogène, celui d’une société de masse en construction. Les premières pages du sixième chapitre abritent une définition de cette société, d’abord sous la forme d’une brève citation attribuée à un mystérieux Edward Shies, ensuite par une restitution concise des traits prototypiques de « l’homme de masse ».

    « La société de masse advient clairement quand “la masse de la population se trouve incorporée à la société” » et cette masse se distingue de l’élite, de la « bonne société » qui seule dispose des richesses et donc, à la fois, de l’éducation et de la sérénité – cette purge des soucis matériels que l’argent consent à réaliser – requis pour s’adonner au loisir, ce « temps consacré à la culture ». La masse désigne donc la population par opposition à l’élite, et la société de masse une société qui incorpore la masse, c’est-à-dire une société dans laquelle la population, enfin partiellement libérée d’un épuisant labeur et de la paupérisation, accède aux loisirs et, par truchement, à la culture. L’emploi du mot « loisir » soulève ici une première hésitation : il est connoté positivement dans son premier sens (« temps consacré à la culture ») et il faut, pour éviter les confusions, le qualifier d’oisiveté (otium) ; dans sa seconde acception, qui correspond à l’avènement des masses, il s’apparente au divertissement toujours connoté négativement. La société de masse donne donc à voir une société où, à rebours de l’analyse marxiste, le statut remplace la classe sociale ; une société qui, sans effacer toutes ses aspérités, tend à se moyenniser, à s’embourgeoiser.

    Les contours de la masse s’affinent encore par les attributs psychologiques de ses membres : l’homme de la masse (ou l’homme-masse) se caractérise par « son abandon – et l’abandon n’est ni l’isolement ni la solitude – indépendant de sa faculté d’adaptation ; son excitabilité et son manque de critères ; son aptitude à la consommation, accompagnée d’incapacité à juger, ou même à distinguer : par-dessus tout, son égocentrisme […] ». Attributs déjà relevés par José Ortega Y Gasset.

    Une société où règne l’utilité

    On serait tenté de croire, à ce stade, que la masse s’oppose radicalement à la bonne société ; pourtant, à suivre Arendt, l’armature psychologique de l’homme-masse se trouvait déjà dans la société de cour du XVIIIe siècle. La noblesse a en effet connu une première dégradation dans la figure du courtisan qui, tout en maintenant une certaine exigence en matière de jugement, a doucement évincé le caractère autotélique de la culture artistique pour lui substituer un double rapport utilitaire : briller en société afin de s’élever socialement et se divertir. Ce double rapport utilitaire, propre à la vie courtisane, va ensuite se fragmenter en deux tendances distinctes. Mais il s’agit, dans les deux cas, d’attribuer à l’Art une fonctionnalité : il devient moyen au service d’une autre fin – autre que sa pure contemplation. Il perd ainsi sa beauté. Cet « utilitarisme de la fonction », appliqué à l’œuvre d’art, constitue, aux yeux d’Arendt, un dévoiement majeur de la culture dont l’éventuelle conséquence serait, à long terme, sa destruction – destruction avant tout mentale, par l’oubli – et, en parallèle, une régression de l’homo faber (fabricant) au rang de l’animal laborans (travailleur).

    L’avilissement qualitatif de l’objet, induit par le divertissement, se trouve conditionné par un double avilissement du motif ou de l’intention : du côté créateur (artiste le plus souvent), l’intention apparaît corrompue lorsqu’il s’agit, pour l’auteur de l’œuvre, de faciliter sa consommation en simplifiant son contenu ; du côté récepteur (spectateur, lecteur, auditeur, etc.), la corruption se niche dans la recherche d’un plaisir qui s’origine dans le repos. Ce n’est pas la diffusion de masse en elle-même qui déprécie l’objet mais bien sa compromission avec le loisir : la nature de ces objets est altérée lorsqu’ils sont « réécrits, condensés, digérés, réduit à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en image ». Ainsi, les techniques de reproductibilité, si elles conduisent à une modification du support afin de promouvoir le loisir, portent atteinte au monde. Arendt rejoint en partie Walter Benjamin qui souligne, en sus, l’effet pervers de la diffusion de masse – et donc des techniques de reproduction modernes qui autorisent cette diffusion – en elle-même : la reproductibilité massive de l’œuvre (notamment l’œuvre cinématographique) détermine le contenu et la forme (appauvrie) de celle-ci ; œuvre qui doit, de part sa large diffusion, s’adresser au grand nombre, à cet homme-masse animé par la seule recherche de distraction.

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