Ordinateur toujours kaput. Délicieuse sensation de liberté : on vous conseille de ne plus vous connecter. Faites des dons plutôt (ici) et relisez notre texte de 2016 sur Platon et CNN. Dans le même temps, replongez-vous dans Vincenot et découvrez sa Billebaude. On y apprend comment chasser, comment vivre sans eau ou presque et sans électricité. On était vers 1920, pas au Moyen Age.

De Platon à CNN : l’enchaînement par les infos

Se réinformer, c’est se rappeler que nous courons comme des fous après l’information, ou plutôt après la désinformation et sa nouvelle frelatée.

Or Sénèque écrit déjà : « De la curiosité provient un vice affreux : celui d’écouter tout ce qui se raconte, de s’enquérir indiscrètement des petites nouvelles (auscultatio et publicorum secretorumque inquisitio), tant intimes que publiques, et d’être toujours plein d’histoires. »

Dans sa Satire VI, Juvénal se moque des commères : « Celle-ci saura dire de qui telle veuve est enceinte et de quel mois, les mots et les positions de telle autre quand elle fait l’amour…  Elle guette aux portes de la ville les nouvelles, les rumeurs toutes fraîches ; au besoin elle en fabrique : le Niphates vient de submerger les populations, un déluge couvre les campagnes, les villes chancellent, le sol s’affaisse. Voilà ce qu’aux carrefours, pour le premier venu, elle débite ! »

On lit dans les Caractères de Théophraste, écrits quatre siècles auparavant, que le bavardage démocratique a déjà épuisé la vérité avec les sophismes : « Il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d’étrangers qui sont dans la ville ; il dit que le siècle est dur, et qu’on a bien de la peine à vivre. »

Inflation, immigration, idéalisation du passé, tout y est !

Puis, « deux mille ans après », un journaliste dénonce l’esclavage vis-à-vis de la presse moderne : « Lassalle lui-même a constaté combien était mince le fond intellectuel de la bourgeoisie dont les opinions sont fabriquées par les gazettes. “Celui qui lit aujourd’hui son journal, écrivait-il, n’a plus besoin de penser, d’apprendre, d’étudier. Il est prêt sur tous les sujets et se considère comme les dominant tous.” Il y a soixante ans que Fichte, dans une espèce de vision prophétique qui n’omettait aucun détail, a peint ces lecteurs « qui ne lisent plus de livres, mais seulement ce que les journaux disent des livres, et à qui cette lecture narcotique finit par faire perdre toute volonté, toute intelligence, toute pensée et jusqu’à la faculté de comprendre. »

Mais cinquante ans avant, Henry David Thoreau écrit en Amérique : « Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l’appelle, est commérage, et ceux qui l’éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont autres que commères attablées à leur thé. Toutefois sont-ils en nombre, qui se montrent avides de ces commérages. »

Thoreau se moque ensuite avec le ton offensif qui le caractérise de son intoxiqué : « En s’éveillant il dresse la tête et demande : “ Quelles nouvelles ?” comme si le reste de l’humanité s’était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l’ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but. Après une nuit de sommeil les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner. »

Et c’était avant CNN. Parlons-en justement.

Les chaînes info polluent et envahissent notre vie, elles la siphonnent même. Où que j’aille, dans un bar, dans une gare, chez quelqu’un (une personne âgée et seule se retrouve vite aujourd’hui zombie ébaudi par l’info, voyez l’âge médian de l’électeur Merkel – plus de soixante ans), A l’hôtel, je me retrouve assiégé et terrassé par le flot d’une information bouclée, continue, obtuse et mensongère, et présentée en général par des poupées Barbie et des androïdes aux ordres. L’homo-techno-sapiens en marche !

Ce « flot de purin de la mélodie mondiale » (Francis Ponge) homogénéise le monde, et ce surtout depuis que toutes les chaînes info alignées sur Francfort, sur Bruxelles et sur Washington, servent les mêmes agendas : vive les marchés, vive leurs indices, vive ce pape, vive les réfugiés, vive la guerre contre la Russie, vive la croisade anti-chinoise, vive le dalaï-lama, vive Clooney, vive les people à Cannes, vive les messages humanitaires de ces people, vive les résultats sportifs, vive la politique et vive le nouveau gouvernement de traîtres socialos en Grèce ou en Espagne !

Au début on nous fit le coup avec Eurosport, mais cela ne rapportait pas assez au système, à ses banksters, à ses armées, à sa stratégie de stress-test et de terreur, à sa construction européenne, au délire martial américain. Donc on a imposé partout des chaines info qui nous enchaînent et on s’est retrouvé abrutis comme dans la caverne de Platon par le même spectacle de marionnettes. Il m’est arrivé de lire en même temps aussi le même télétexte en France et en Espagne. Et toutes ces chaînes info nationale diffuseront le poison BCE-CIA-PS aux quatre coins du globe !

Il s’agit de « répéter, dit le maître ». Gustave le Bon explique dans sa légendaire psychologie des foules qui enchanta le Dr Freud : « La chose affirmée arrive, par la répétition, à s’établir dans les esprits au point qu’ils finissent par l’accepter comme une vérité démontrée. »

On arrive ainsi à nous imposer les vérités suivantes : les Russes ont détruit tel avion malais et vont envahir l’Europe ; des peuples se sont révoltés pendant le printemps arabe et ont établi partout la démocratie ; les banques centrales nous sont sauvé de la faillite ; la bourse c’est la vie ; Hillary est bonne pour la santé et The Donald un tyran en herbe ; un hyper-président est le sauveur de la France !

La mondialisation veut un automate, un bestiau mondialisé pour ses aéroports et sa publicité. Et Le Bon ajoutait encore : « Le tic d’un cheval dans une écurie est bientôt imité par les autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné de quelques moutons s’étend bientôt à tout le troupeau. Chez l’homme en foule toutes les émotions sont très rapidement contagieuses, et c’est ce qui explique la soudaineté des paniques. »

Le plus triste est que le triomphe de ces chaînes ne repose que sur la vanité : on veut se croire au courant, alors qu’on n’est qu’enchaîné.

Nicolas Bonnal

Une réflexion sur « Ordinateur toujours kaput. Délicieuse sensation de liberté : on vous conseille de ne plus vous connecter. Faites des dons plutôt (ici) et relisez notre texte de 2016 sur Platon et CNN. Dans le même temps, replongez-vous dans Vincenot et découvrez sa Billebaude. On y apprend comment chasser, comment vivre sans eau ou presque et sans électricité. On était vers 1920, pas au Moyen Age. »

  1. Les judicieuses réflexions de notre excellent Nicolas Bonnal, *supra*, m’en ont rappelé d’autres, parfois chestertoniennes et même *populistes*, trouvées dans un vieil *Eloge de l’ignorance*, opuscule dont l’auteur a été condamné à la *damnatio memoriae*.

    // Back to past times !

    Car il est une ignorance saine et il en est une autre malsaine. L’ancienne mirait en elle l’univers, la nouvelle est trouble et ne reflète plus rien. L’ancienne avait des silences pleins, la nouvelle n’a que des paroles vaines. L’ancienne était tutélaire, elle arrêtait les hommes au bord de ce qu’ils savaient. La nouvelle est toute mêlée à ce qu’ils croient savoir. L’ancienne protégeait les gens, la nouvelle les livre. Si l’on veut juger de la différence, qu’on se souvienne de la façon dont les paysans, dans une foire, se défendaient d’un charlatan. Il avait beau arriver dans un carrosse surdoré, comme une espèce de prince équivoque, il avait beau multiplier les prestiges, son auditoire rustique lui opposait une défiance sans fissure, jusqu’à le laisser dépité et exténué, entre ses lanternes. Qu’on regarde maintenant des électeurs écoutant un candidat qui brigue leurs voix. Il leur parle d’histoire, de philosophie, d’économie politique. Il faut qu’ils prêtent l’oreille à ces phrases, puisqu’il est entendu qu’ils ne sont plus des ignares. Ils ne pourraient se préserver des pièges qu’on leur tend qu’en avouant qu’ils n’entendent rien à tout cela. C’est trop demander à leur amour-propre. Tout les force à se laisser dindonner. Ce qu’ils prennent pour leur instruction n’est que le point faible de leur ignorance. C’est la brèche ouverte dans le rempart qui les abritait, c’est l’anse par où un charlatan les soulève. On les a retirés aux choses pour les livrer aux mots, et selon que la nature les a faits effrontés ou timides, on les a rendus capables de tout dire ou de tout croire. Voilà où nous venons aboutir : l’instruction, avec ce que cette parole comporte à la fois de vague et d’emphatique, c’est d’oser parler de tout. Le monde moderne est celui des mots, et pour se faire une idée de ce verbiage effréné, il suffit d’écouter des conversations qui touchent en même temps à tous les sujets, sans qu’on entende jamais personne se récuser, avouer une ignorance. Mais si l’on n’a pas formé la raison de ces bavards, on a tué en eux les facultés délicates de l’imagination et du rêve. Alors même qu’ils veulent se délasser, ils n’ont pour récréation que les mornes carnages des crimes, l’horreur terne des assassinats. C’est l’ignorant qui, en laissant sa charrue ou son outil, entrait d’un seul pas dans les mondes enchantés ; c’est lui qui vivait avec Charlemagne et les douze Pairs, qui frayait avec Viviane, avec Mélusine. Quelle pauvreté, quelle tristesse, quelle déchéance, d’avoir cessé d’être le filleul des fées pour devenir la dupe du journal !

    // Le mouton moderne, anticonformiste comme presque tout le monde, et comme presque tout le monde, se bornant à répéter les sottises décapantes, disruptives et transgressives que lui dictent ces merdias qu’il prétend mépriser.

    Il lui [à celui qui se croit instruit] faut des opinions qui ne soient qu’à lui, et conduit, pour prouver son indépendance, à prendre le contre-pied de tout ce que ses pères ont pensé, il ne lui reste bientôt plus d’autre ressource, au lieu d’être sage avec tous les siens, que d’être sot à lui seul. Un peuple qui, dans sa masse, n’était que bon sens, peut ainsi se morceler en une quantité de raisonneurs qui déraisonnent. C’est pitié de voir avec quelle gloutonnerie certains de ces individus égarés se jettent sur tout ce qui est imprimé.

    // *Mutatis mutandis*, c’est le « It is not done well, but you are surprised to find it done at all. » de Samuel Johnson.

    Il est bon pour chacun de nous de réfléchir au danger d’apprendre. […] Certaines gens ne semblent étudier que pour mieux montrer l’infirmité de leur jugement. On croit voir des boiteux qui mettent leur gloire à courir. Il en est dont l’instruction ne fait qu’armer la sottise. Ils lisent, ils travaillent, ils apprennent, ils apportent des munitions à un canon qui ne tirera jamais juste : mieux vaudrait tirer moins souvent.
    Un instinct salutaire avertit de ces risques la plupart des hommes. Ils n’ont pas plus envie d’étudier que de voyager. Ils savent qu’il est des pays où le soleil est meurtrier, l’ombre traîtresse. Pourquoi y aller ? […] L’expérience a ceci de bon, qu’elle ne fabrique pas de sots.

    // Nécessaire préservation de l’héritage des ancêtres.

    La fonction des ignorants n’est pas seulement nécessaire, elle est pleine de grandeur et de poésie. En refaisant ce qu’ont fait leurs pères, en résistant au pouvoir des mots, ils empêchent une société de se dérégler. Ils font durer quelque chose de plus grand qu’eux. Sans ce poids au fond d’elle-même, l’humanité serait comme un navire sans lest, promis à un prochain naufrage.

    // *Chemins qui ne mènent nulle part*, à l’allemande — évidemment.

    L’instruction élémentaire peut être donnée dans un esprit de haine sourde pour toute supériorité, et, dans ce cas, on conçoit aisément les résultats qu’elle amène. Mais alors même qu’elle est répandue sans cette affreuse arrière-pensée, il semble qu’elle favorise surtout la médiocrité. Il est un fait que nous ne saurions nous expliquer autrement. C’est qu’autrefois, dans les sociétés où l’on prétend que tout conspirait contre le mérite, les hommes supérieurs fleurissaient en grand nombre, au lieu qu’aujourd’hui, quand, nous dit-on, les anciens obstacles sont renversés, partout s’annonce et se manifeste une sinistre disette d’hommes. On nous dit que tous les chemins sont ouverts, et nous ne voyons arriver personne.
    //

    Pour le dire avec les mots de Benjamin Gates : « Plus personne aujourd’hui n’écrit comme cela. »
    Autre époque, dont le mot d’ordre était « Je serai autant que vous et peut-être plus, si je le puis », quand la nôtre a pour principe « Vous ne serez pas plus que moi, même si vous l’êtes ».

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